Jean-Pierre Boyer, Président d’Haïti,
Au citoyen José Nunez de Cacéres, chef politique de Santo-Domingo.
Citoyen,
Hier, j’ai reçu votre dépêche du 5 courant avec le document qui l’accompagnait. Comme le bien de mon pays est l’objet de tous mes seins, je vais entrer franchement avec vous dans toutes les explications que nécessite la situation actuelle de la partie de l’Est d’Haïti. Si la vérité qui me dirige peut être appréciée par ceux qui sont à la tête des affaires à Santo-Domingo, et si le but de leurs sollicitudes n’est que la parfaite régénération de cette partie de l’île, soumise depuis longtemps à l’humiliation et à la misère, cette régénération s’effectuera aussi promptement que pacifiquement, à la satisfaction de tous ceux qui y ont un intérêt réel.
Depuis la proclamation de notre indépendance, nous n’avons jamais entendu que l’ île d’Haïti fût divisée ; toute son étendue, y compris les îles adjacentes, forme le territoire de la République : ainsi le détermine l’art. 40, lit. 2, de notre constitution généralement connue sur tout le globe : La République est une et indivisible : art. 31. C’est ce qui, en établissant la garantie de l’indépendance m’impose les obligations auxquelles je ne puis déroger sans me rendre coupable, tant envers les populations actuelles qu’envers leur postérité la plus reculée.
C’est donc le moment de se demander : Pourquoi la partie de l’Est n’a-t-elle pas été réunie à la République dès la promulgation de l’acte constitutionnel ? Parce que les nouveaux établissemens ne peuvent arriver à leur point de perfection, sans avoir préalablement passé par la filière des malheurs et des catastrophes, qui occasionnent souvent la destruction de l’entreprise ; et quand il n’en est pas ainsi, il est nécessaire qu’une longue expérience, fruit du temps seul, vienne prêter son concours à l’achèvement de l’œuvre qu’on s’est proposée. C’est ce qui est arrivé dans la République. Son histoire des dix-huit années écoulées, — personne ne l’ignore, — est là pour le prouver : il est inutile de s’étendre à ce sujet.
Les calamités souffertes par notre gouvernement sont ce qui l’a empêché jusqu’ici de songer à la réunion de tout le territoire ; car, si dans son voisinage, la partie orientale gémissait alors sous le poids des préoccupations et des privations, néanmoins elle était tranquille ; et à cette époque, il eût été inhumain de l’exposer aux horreurs de la guerre civile, quand on n’était pas en position de réunir toutes les volontés à un même centre. Les sentimens de générosité furent également ce qui s’opposa à ce que mon prédécesseur excitât ceux qui sollicitèrent des moyens de lui pour secouer le joug de l’ancienne métropole, comme il avait fait en donnant des armes et des munitions à Don Juan Sanches de Ramirès, quand la généralité de ses concitoyens eurent résolu d’expulser ceux qui, par un traité, avaient obtenu la possession du pays. Je déclare qu’étant animé des mêmes sentimens, je me suis conduit de la même manière, en refutant constamment de protéger les divers partis qui m’ont manifesté l’intention d’entreprendre de se soustraire à toute domination étrangère.
Ennemi du désordre et de toute effusion de sang, j’étais décidé à ne jamais donner assistance à aucune portion des citoyens de l’Est, étant convaincu que le temps n’était pas éloigné où je pourrais y opérer une révolution toute morale, qui, en changeant la malheureuse situation où ils se trouvaient, aurait pour résultat de réunir sans choc, sans violence, mes compatriotes de la partie orientale sous la protection tutélaire des lois de la République. Ce temps était indiqué par la pacification du Nord. Je reçus des envoyés de la partie de Saint-Yague, de Saint-Jean et même de Santo-Domingo, qui m’assurèrent de leur volonté de jouir des avantages de nos institutions. Mais, afin de ne pas les exposer aux calamités inévitables d’un changement d’état, opéré par la voie des armes, je leur conseillai la patience ; et je me déterminai en dernier lieu à faire une démarche ostensible en faveur du peuple, en faisant savoir mes intentions au brigadier général Pascual Real, et ce que la prudence et l’humanité nous prescrivaient à l’un et l’autre. C’est dans ce but qu’eut lieu la mission dont le colonel Frémont était le chef : à son arrivée à Santo-Domingo, il trouva consommé le changement survenu le 1er décembre dernier.
À peine les actes publiés à Santo-Domingo furent-ils connus, que les mêmes habitans de l’intérieur me les adressèrent, en protestant que, s’ils avaient montré quelque enthousiasme à la nouvelle de ce changement, c’est qu’ils croyaient qu’il était conforme à l’acte constitutionnel, et que l’indivisibilité du gouvernement d’Haïti serait la condition essentielle de cette résolution. Je ne me lassai pas de les exhorter à la modération, et j’espérai, pour me déterminer, le retour de mes envoyés.
Le colonel Frémont arriva et me remit votre dépêche en date du 19 décembre. Je me félicitai de ce qu’il n’y eut pas de sang versé dans l’événement du 1er de ce mois ; je conçus une pleine estime pour tous ceux qui avaient empêché son effusion. Mais je déplorai l’erreur qui a dicté l’organisation d’un gouvernement séparé de de celui qui était déjà établi par la loi fondamentale de l’État, et qui se déclarait devoir faire partie de la République de Colombie. Toujours enclin à l’indulgence et à juger les hommes par la pureté de mes principes, j’ai pensé que ceux qui avaient dirigé le changement du 1er décembre, pouvaient s’être trompés dans le choix des moyens, et qu’ils avaient été dominés par des circonstances que j’ignorais ; et je conclus que s’il en était ainsi, ils ne tarderaient pas à revenir de leur erreur, parce que nécessairement, le peuple, plus désabusé, se ferait entendre. Je ne fus pas longtemps à voir se réaliser ma manière de penser, et vous devez savoir que je suis bien informé. Ceux qui ont déclaré qu’ils arboraient le pavillon haïtien ont donc fait leur devoir ; ils ont connu leurs vrais intérêts et ils doivent être à l’abri de toute insulte.
Citoyen, vous avez trop de pénétration pour avoir confondu le premier enthousiasme du peuple, en voyant disparaître le pavillon de l’Espagne, avec les sentimens manifestés de sa volonté qui est, aujourd’hui, de vivre sous les mêmes lois que le reste des Haïtiens.
Il ne faut pas se faire illusion : deux États séparés ne peuvent exister ni se maintenir indépendans l’un de l’autre dans l’ile qui nous a vus naître ; et quand même l’acte constitutionnel d’Haïti n’aurait pas décidé la question de son indivisibilité, la raison et la conservation de tous ses habitans l’auraient exigé impérieusement. Il suffit de s’intéresser de bonne foi à la prospérité de cette lie pour convenir de cette vérité, parce que, pour être effectivement indépendant, il est nécessaire de posséder dans son sein les moyens de défendre cette indépendance. La République, j’aime à le dire, a acquis, après beaucoup de tourmentes, tous ces moyens et peut trouver en elle-même les élémens nécessaires à la conservation de sa liberté et de son indépendance.
Comme mes devoirs sont tracés, je dois soutenir tous les citoyens de la République. Les habitans de Laxavon, Monte-Christ, Saint-Yague, Puerto Plate, Las Caobas, Las Matas, Saint-Jean, Neyba, Azua, la Vega, etc., etc., ont reçu mes ordres et y obéissent. Je vais faire une tournée dans toute la partie de l’Est avec des forces imposantes, non comme conquérant (à Dieu ne plaise que ce titre entre jamais dans ma pensée), mais comme pacificateur et conciliateur de tous les intérêts en harmonie avec les lois de l’État.
Je n’espère rencontrer partout que des frères, des amis, des fils à embrasser. Il n’y a point d’obstacle qui sera capable de me retenir : chacun peut être tranquille pour sa sécurité personnelle et celle de ses propriétés. Et quant à vous, citoyen, que je crois animé, comme vous me l’avez annoncé, du seul intérêt de la patrie, ouvrez votre cœur à la joie, à la confiance, parce que l’indépendance d’Haïti sera indestructible par la fusion de tous les cœurs en un seul et même tout. Vous vous assurerez des droits à mon estime, vous conserverez des titres précieux envers tous vos concitoyens, en arborant à Santo-Domingo, dès la réception de la présente dépêche, l’unique pavillon qui convient à l’existence des Haïtiens et qui est celui de la République. J’espère que votre réponse, qui ne devra pas tarder à être dans mes mains, sera conforme à ce que vous impose le pays qui vous a vu naître.
J’ai l’honneur, citoyen, de vous saluer avec une considération distinguée.
BOYER
Nota : Les mots en italique sont conservés tels qu'écrits dans la version originale, respectant l’orthographe de l'époque.
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