Au Quartier Général du Cap , le 4 Vendémiaire An XI (26 septembre 1802).
Le Général en Chef au Premier Consul.
Citoyen Consul,
Ma position devient de jour en jour plus mauvaise. Elle est d’autant plus fâcheuse que je ne puis vous dire quand et comment j’en sortirai. J’envoie le général Boudet auprès de vous, il vous la fera connaître.
J’avais cru, jusqu’à présent, que les ravages de la maladie s’arrêteraient en vendémiaire ; je me suis trompé. La maladie a repris une nouvelle force et le mois de fructidor me coûte plus de 4.000 hommes morts. J’avais cru, d’après tous les habitants, que les maladies s’arrêteraient en vendémiaire. On m’annonce aujourd’hui qu’il est possible qu’elle dure jusqu’à la fin de brumaire. Si cela était, et qu’elle continuât à avoir la même activité, la colonie serait perdue.
Chaque jour le parti des insurgés augmente et le mien diminue, par la perte des blancs et la désertion des noirs. Jugez si mes actions sont basses. Dessalines qui jusqu’alors n’avait pas pensé à s’insurger, y pense aujourd’hui, mais j’ai son secret, il ne m’échappera pas.
Voilà comme j’ai découvert sa pensée. N’étant pas assez fort pour chasser Dessalines, Morpas, Christophe et autres, je les maintiens l’un par l’autre. Tous trois sont propres à être chefs de parti. Aucun ne se déclarera tant qu’il aura à craindre les deux autres. En conséquence Dessalines a commencé à me faire des rapports contre Christophe et contre Morpas, m’insinuant que leur présence était nuisible à la colonie. Il a sous ses ordres un reste de bataillon de la 4e coloniale qui a toujours été le corps qui lui était dévoué. Il vient de me demander la faculté de la porter à 1.000 hommes. Il y a un mois, dans des expéditions que je lui ai ordonnées, il détruisait les armes. Aujourd’hui il n’en détruit plus et ne maltraite plus les noirs, comme il le faisait alors. C’est un coquin, je le connais, je ne puis le faire arrêter aujourd’hui ; j’épouvanterais tous les noirs qui sont avec moi.
Christophe m’inspire un peu plus de confiance. J’envoie en France son fils aîné qu’il veut faire instruire.
Morpas est un coquin, mais je ne peux encore le faire enlever.
Au reste, je pourrai faire enlever Morpas le premier, mais Christophe et Dessalines le seront le même jour.
Jamais général d’armée ne s’est trouvé dans une position plus fâcheuse. Les troupes arrivées depuis un mois n’existent plus. Chaque jour les rebelles font des attaques dans la plaine ; ils brûlent et la fusillade est entendue du Cap. Il m’est impossible de prendre l’offensive, elle écrase mes troupes et je n’ai pas assez de moyens pour la prendre et pouvoir suivre les avantages que je pourrais obtenir.
Je vais prendre des arrêtés de circonstance pour m’attacher les troupes coloniales.
Je vous envoie, par le général Boudet, le double des dépêches qui vous sont portées par le citoyen Ornano. Je vous réitère ce que je vous ai déjà dit. Saint-Domingue est perdu pour la France si je n’ai pas reçu, à la fin de nivôse, 10.000 hommes qui viendront à la fois ; les renforts partiels que vous m’envoyez peuvent suffire à alimenter l’armée dans un temps ordinaire, mais ils ne peuvent servir à faire reconquérir Saint-Domingue et à le ramener à l’ordre.
Je vous ai dit mon opinion sur les mesures prises par le général Richepanse à la Guadeloupe. Malheureusement l’événement la justifie. Les dernières nouvelles reçues annoncent cette colonie en feu. Un bâtiment portant 300 hommes pour Saint-Domingue, ayant relâché à la Guadeloupe, y a été arrêté et les troupes débarquées. Quel exemple pour la Martinique ! Rappelez-vous ce que je vous ai dit de l’amiral Villaret.
Je vous peins ma position en noir ; c’est qu’elle l’est véritablement et que je vous dois la vérité tout entière. Malheureusement la situation des colonies n’est pas connue en France, où on ne se fait pas d’idées exactes des noirs et c’est pour cela que je vous envoie un officier général qui connaît ce pays et qui a fait la guerre. Les colons et le commerce ont cru qu’il suffisait d’un arrêté du Gouvernement français pour rétablir l’esclavage.
Je ne vous dis pas quelles mesures je prendrai, je n’en sais rien ; chaque jour mes moyens diminuent et ma position change. Je ne puis donc avoir de plan fixe ; quoiqu’il en soit, je ne ferai rien de contraire à la conduite que j’ai tenue jusqu’ici, mais si je n’ai pas reçu en nivôse des troupes et si je n’ai reçu de l’argent avant cette époque, je ne vous réponds pas de garder Saint-Domingue.
Je vous prie d’agréer, Citoyen Consul, l’assurance de mon respectueux dévouement. Leclerc.
LECLERC
Source : Lettres du Général Leclerc commandant en chef de l’armée de Saint-Domingue en 1802 (Paul Roussier)
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